'Il court il court le "Cadet", il court de cours en cours...
Nous sommes le 12 septembre 1807, la berline où sont installés les frères Champollion va bon train sur le long chemin. Quatre jours de voyage sans encombres et même si le temps se rafraîchit en soirée, de l’aube à l’aurore, les routes sèches auront au moins permis une belle allure.
Dernière nuit, relais de Montgeron, Jean-François ne dort point.
- Mes chères montagnes… sont-ce des nuages que je vois dans le lointain ou bien vous, que je perçois encore ? Paris est proche, rien tant qu’elle ne vaut une messe aurait-on dit ; son bourdon, déjà, mes oreilles caresse. À dos d’aigle, les tours de Notre-Dame seraient gagnées dans l’heure, qu’on me laisse encore un peu à ma paresse ! Puis il contemple le ciel, abandonne cette pensée, passant à une autre : les étoiles. Il cherche la sienne, la bonne.
Le relais s’éveille au petit matin dans un concert de coqs.
Jacques-Joseph ouvre les volets, appelle Saghir, mais, point de réponse. Il insiste :
- Allez mon grand, debout !
Il se retourne, maugrée dans le silence et la pénombre :
- Jean-François ! Il allume une lampe, regarde vers le lit et à sa grande stupéfaction, il est vide, retapé de frais, édredon, oreillers, tout est lisse comme à l’arrivée. Jean- François a disparu sans qu’il n’ait rien entendu.
Alors vite il emplit la cuvette émaillée, se passe le visage à l’eau - tant pis pour le rasage - se vêt à la va-vite, se coiffe d’une main, faisant glisser l’autre sur la rampe de l’escalier qu’il dévale à toute allure, cherche son frère dans la salle des repas et juste avant qu’il ne puisse émettre un son, un petit attroupement devant les fenêtres lui fait signe de garder le silence, d’approcher, et de venir voir. Il avance à pas de loup, intrigué, et voit Saghir là, dehors à quelques pas, entre ombre et lumière, caressant un chien molosse harnaché de fer pesant bien ses 160 livres et qui solidement attaché au plus gros arbre semble dormir. Le tenancier lui susurre à l’oreille:
- Mon bon Monsieur, cela fait sept ans déjà que je possède ce chien et n’ais jamais vu ça ! Mon Mâtin de Naples que vous apercevez là couché, qui s’laisse tout juste approcher par moi, semble tout à coup être devenu agneau… Je ne l’reconnais point ; votre frère possède un don !*
À la vue de l’énorme bête, Figeac s’effraie. Il tapote doucement sur la vitre du bout des doigts, cherchant à attirer l’attention de son frère pour le mettre en garde. Celui-ci se retourne, se redresse. Le chien en fait tout autant manifestant une joie de chiot fou.
Dans un “oh“ de chœur, l’assemblée retient alors son souffle lorsque la bête se cabre et pose ses deux énormes pattes avant sur les épaules de Saghir. Celui-ci lui ordonne alors d’un ton calme de se recoucher. La bête soumise obéit à l’instant, et dans un bruit de lourde chaine s’immobilise au sol, tel un sphinx de poils et d’os.
- Messieurs, direction Paris… Allez, Marchez !
La sustentation au relais de Melun en ce début de matinée fut fort copieuse. Figeac et Saghir sortirent faire quelques pas en prévision d’une digestion difficile, quand le cocher rappela son monde :
- Départ Paris immédiat, départ Paris !
Ils rejoignirent la voiture.
- Permettez Messieurs que je vous présente M. Dervaux ainsi que son épouse Mme Annette qui seront du voyage jusques à Paris. Tout le monde pris place, la voiture démarra.
- Allez, Marchez ! Allonge !
Quelques politesses plus loin, M. Dervaux, homme trapu, borgne portant bandeau mais non dénué de charme se risqua à quelques questions :
- Vous venez de Lyon? demanda t-il aux deux frères…
- De plus loin, Grenoble, répondit Figeac. J’accompagne mon frère à Paris afin qu’il y étudie les langues orientales, l’arabe, le persan, le copte entre autre.
- Copte ! Auriez-vous avez dit le copte ? Çà alors, c’est inouï ! J’ai justement un ami copte à Paris !
Quelques échanges polis plus tard, certaines paupières commençaient à s’affaisser lorsque Jean-François Champollion se mit à versifier tout haut : Paris enflamme mon âme, c’est la faute à Notre-Dame…
Soudain, le cocher cria :
- Cinq minutes d’arrêt M’sieurs-Dame, cinq minutes d’arrêt.
Les voyageurs se réveillèrent mollement :
- Pourquoi cet arrêt en pleine forêt ? Cette interrogation sortait de toutes les bouches. Jacques-Joseph passa la tête au dehors et rassura son monde.
- Ah, je vois, ce n’est rien, courrier de Lyon, 9 floréal an IV.
Les trois autres passagers répètent d’une même voix : Courrier de Lyon ?
- C’est ici qu’eut lieu en 96 une sordide affaire entre Melun et Paris, repris Jacques-Joseph. Déjà lors d’un précédent voyage, dans l’autre sens, le postillon en fit de même.
- Oui ! Je m’rappelle maintenant, s’exclama M. Dervaux. C’est donc ici alors que ces deux malheureux ont été escoffiés sauvagement par ces brutes épaisses ? Il y a au moins dix ans de cela, le vol des assignats, de la solde, du courrier pour l’armée d’Italie du général Bonaparte ; dont je fus!
- Dont vous fûtes? Demandèrent à l’unisson les frères Champollion.
- Oui Messieurs, dont je fus.
“ Soldats, vous êtes nus, mal nourris, le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces roches sont admirables ; mais il ne vous procure aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesse. Soldats d’Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ?“
(Proclamation du général Bonaparte à l’armée d’Italie, 27 mars 1796.)
Ah, quel homme ce Bonaparte, quel soldat, quel chef! Après qu’il nous eut harangués, notre réponse fut un tonnerre de Dieu ! Ja-mais ! Ja-mais ! Lui répondions-nous en brandissant nos guenilles et nos bâtons ; Ja-mais ! Vive le général Bonaparte !
À cette époque, en 96, je fus moi (M. Dervaux accentua le ton sur ce mot) à Lodi, à Castiglione, à Arcole. En 97, je fus aussi à Rivoli, à la Favorite, à Campo-Formio. Je fus présent également en 98 à Civita-Vecchia, embarquant sur un rafiot craquant de la coque au pont pour prendre la mer avant de prendre Malte, Alexandrie, les Pyramides, Jaffa, puis Saint-Jean d’Acre, le port qui nous laissa amers, le Mont-Thabor, Aboukir… puis, la déroute, le retour. Bref, quelques mois après, nous voici r’partis pour un tour : Marengo ! Ah, Marengo… là messieurs, il s’en fallut de peu que nous nous en fûmes tous allés ad patres, et moi en premier ! L’homme montra son épaule dépourvue de bras et son bandeau noir cachant une épaisse cicatrice sur l’emplacement présumé de son œil droit.
- Deux coups de sabre, flip, flap ! Je tenais un blanc-bec d’Autrichien de ma main gauche pendant que je ferraillais dur contre deux de ses amis de ma main droite. Soudain j’ai senti comme deux brûlures. J’aperçu alors mon bras suspendu au cou du bougre et perdis dans l’instant la vue de mon œil droit. Je compris que tout était fini pour moi, que j’étais mort. Heureusement, la charge du fils Kellermann nous mit tous à terre ! Je fus ramassé, sauvé. Mais hélas, ce ne fut point le cas de not’intrépide général, “le Sultan juste“ Desaix. Et c’est après mille souffrances, après avoir cassé ma pipe et quelques-unes de mes dents, après que l’on m’est raccourci et éborgné que m’voici en r’traite à r’cruter pour mon Empereur. Je vous parlais tout à l’heure d’un ami copte, et bien un jour qu’Annette et moi nous nous promenions en l’église Saint-Roch, en 1802 je crois, nous l’y croisâmes sous les travées ! Ce cher vicaire des Mamelucks que j’avais côtoyé en Égypte n’avait point vieilli ! Geha Cheftichi, c’est un chrétien d’orient qui dit la messe dans sa langue copte. Depuis, on n’se quitte plus. Sommes devenus tous deux Francs-maçons dans une même loge à Versailles, comme beaucoup de mon quartier d’ailleurs *.
* Renseignements fournis par M. Loïc Métrope, organiste à St-Roch et grand spécialiste de la Franc-maçonnerie.
Les récits de ce courageux avaient tant captivé son auditoire que personne n’osait plus bouger. Jacques-Joseph enfin se lança, ouvrit le portillon et sortit, suivi par Saghir puis par le couple.
Le postillon avait attaché son cheval. Il ouvrit sa veste vert empire à galons d’argent, en sortit un petit bouquet de fleurs un peu ratatinées et alla se recueillir en face où se trouvait plantée une croix de bois ceinte de lierre.
Les voyageurs vinrent respectueusement se joindre à lui. La Dame, émue de cette scène, sortie de son petit sac un chapelet. Elle se signa, l’embrassa, puis le déposa sur le haut de la croix.
- De votre famille peut-être? Se hasarda-t-elle.
- Oui M’dame, de ma famille des postillons.
Elle rouvrit son petit sac, en sortit quelques pièces qu’elle glissa délicatement dans la poche de celui-ci.
- Pour vos œuvres.
Le cocher, lui, récita quelque messe basse, fit son signe de croix, regrimpa sur son siège et rappela son petit monde :
- Pour Paris, attention au départ ! Allez ! Marchez ! Allonge !
Dans la soirée du 8 floréal an IV (27 avril 1796), la malle-poste chargée du courrier et d’assignats destinés à l’armée d’Italie du général Bonaparte fut attaquée en forêt de Sénart au croisement de la route de Melun et du chemin de Pouilly. Le postillon Audebert et le convoyeur Excoffon seront sauvagement assassinés.
L’enquête menée rondement aboutie dans un premier temps à l’arrestation de trois suspects : un dénommé Couriol, ainsi que deux de ses amis, présumés complices : Lesurques et Bernard.
Le juge Daubenton condamnera à mort ces trois personnages et les fera exécuter, malgré de vaines tentatives de Couriol pour disculper ses deux amis.
Le mystérieux troisième homme qui voyageait avec la malle, un dénommé Laborde, de son véritable nom Durochat, reconnu plus tard comme complice, sera appréhendé, condamné à mort puis exécuté.
Enfin, les deux derniers coupables sont pris : Vidal et Dubosq. Ils seront à leur tour condamnés puis guillotinés.
Une femme de Lieusaint qui avait à l’époque des faits “reconnut“ Lesurques comme complice, réalisa son épouvantable méprise lorsqu’elle vit Dubosq entre deux gendarmes. La ressemblance était si frappante… Mais il était trop tard.
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