À Paris, comment peut-on être Champollion ?
“Rivages et déserts“ Hommage à Jacques Berque, Anouar Louca
“ STATION CONCORDE-CHAMPOLLION“
« Tu marcheras sur tes jambes jusqu’à la demeure d’éternité, tes mains pourront porter pour toi jusqu’à la place de la durée infinie. »
Livre des morts
« Le vrai voyage ce n’est pas de chercher des nouveaux paysages mais un nouveau regard. »
Marcel Proust
« Quand on est bien dans sa peau, voyager, c’est être ailleurs, ce n’est plus être loin. »
Isabelle Adjani
TOMBER DANS LE LIVRE…
Trois mars 2015 aux alentours de vingt et une heures…
Les tâches ménagères terminées, je monte me doucher, bise aux enfants et enfin, au lit. Je m’installe confortablement, prends mon livre de chevet « Jean-François Champollion, sa vie, son œuvre » écrit par Mademoiselle Hermine Hartleben. À l’intérieur au dos de la couverture où pose en portrait un Champollion idéalisé par Léon Cogniet mais dénié par la famille*, j’ai gravé mon drôle de rituel, dix-sept petites marques, dix-sept petites pyramides, “scarifications“ pour chacune des lectures de cet ouvrage, ma bible.
*(D’après Aimé Champollion son neveu, seul le portrait sculpté par Etex serait le plus ressemblant).
Les pages sont cornées, les marges annotées, des mots soulignés,des phrases surlignées… Pardon Hermine, I need it ! C’est plus fort que moi…
L’un de mes trois enfants remarquait une excentricité dans mon écriture...
-Papa, tes A ressemblent à des pyramides ! Je ne m’en étais pas même rendu compte.
Trois mars 1831 aux alentours de vingt et une heures…
Je revis intensément page après page comme il y a cent quatre vingt quatre ans cette sombre nuit du livre durant laquelle se déroule le calvaire du dernier scribe gisant sur son lit de lin, seul, momifié, cerné par d’innombrables amulettes de sa vieille Égypte.
Sur les pas de Fraülein Hartleben, sous ses mots, nimbé par son ombre et par celle de son héros, je sens que je m’essouffle et souffre avec elle, pour lui.
La nuit a bien avancé, il est presque quatre heures en ce matin du quatre mars. La lourdeur de mes paupières m’indique qu’elles ne vont pas tarder à me lâcher. Je referme alors mon livre pieux, regarde mon réveil pensant que dans une heure il va sonner. J’éteins la lumière, ferme les yeux et sombre vite sans toute fois perdre conscience, mon esprit n’arrivant pas à quitter mon âme toute béante sur cette triste fin lorsque tout à coup je me sens glisser, partir, tomber dans le livre…
Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous sépare du monde invisible.
Gérard de Nerval
Où suis-je ?
Je flotte dans l’endroit où mes yeux me promenaient il y a peu c’est à dire la chambre mortuaire du Maître. Je suffoque à cause de cette odeur de mort imminente, mêlée à des senteurs de milliers d ‘années d’aromates de myrrhes et d’encens. Je réalise que je me suis transporté au quatre de la rue Favart, à la date du quatre mars 1831, et que quatre heures au petit matin sonnent au vent venu du clocher de Saint-Roch dans le lointain. Je vois une petite fille en pleurs hoqueter en épongeant le front du mourant. À son côté un homme de dos est assis accablé, c’est Jacques-Joseph Champollion-Figeac. Il se lève du chevet de son frère, va ranimer le feu dans l’âtre ; il est Georges de la Tour s’apprêtant à clair-obscuriser un songe de Saint-Joseph. Puis, il se retourne, frissonnant, glacé par le feu d’en face, celui de l’astre fraternel qui s’éclipse lentement mais sûrement sous sa ligne d’horizon cendrée. Soudain un râle, un cri…
- Jean-François ! Jean-François! Figeac hurle. Il se jette sur le lit, prend la main de son frère, l’embrasse, la caresse. – Jean-François ! Bon sang… Jean-François ! La petite fille se recule, elle a peur, hurle elle aussi : - papa chéri, papa, papa !
Séghir, dans l’élan de sa toute dernière et suprême énergie s’était redressé et s’écriait le regarde fixe: - et bien Au- delà, jusques en Égypte, jusques à Thèbes ! Puis retombait inerte, immobile…
Affolé, paniqué, sans réfléchir je vole immédiatement au secours de mon demi-Dieu… Je m’agrippe à lui, à son corps, je l’étreins, le soutiens, le rassure, - je suis là Jean-François, je suis là, tout va bien maintenant… Je redouble mes efforts, les triple, les quadruple... Mais rien ne se passe… Que fais-je donc ? Hélas je comprends immédiatement; Passer du rêve à la réalité n’est pas chose aisée, il me faudrait pour cela quitter définitivement mon monde. Je brasse une dernière fois l’air de la chambre de mes bras impuissants. Finalement, je m’écarte, regardant sa tête décharnée chanceler et rouler lentement sur son épaule affichant son dernier sourire à son dernier soupire. Sa Mère Égypte lui tend les bras, il tend les siens. C’est le retour à la source, le Nil inonde le lin… Son doigt resté pointé sur sa tempe semble exprimer un monumental regret ; - Il y a encore tant de chose là-dedans…
Une Dame hébétée suivie d’une bonne apeurée par tous ces cris pénètre à son tour dans la pièce. C’est Rosine Blanc épouse Champollion. Elles tentent toutes deux de consoler la petite Zoraïde mais en vain, plus fort est le chagrin. Jacques-Joseph les raccompagne au salon puis s’en revient, plus las que las, terrassé, les yeux rougis, il est détruit, anéanti, sans force il tombe à genoux au pied du lit.
Je regarde tout tremblant ce tableau, l’un qui gît, l’autre qui pleure, (l’un qui survit, l’autre qui meurt).
Les larmes de Jacques-Joseph inondent la face gâchée de son cadet. Il soulève ce masque papyrusé par mille douleurs avec douceur, avec précaution. Il l’embrasse au front se remémorant du coup ce même geste qu’il exécuta une toute première fois il y a quarante et un ans au baptistère de Notre Dame du Puy à Figeac, lorsque dans ses bras d’adolescent il tenait ce gisant (géant) tout juste né et prestement baptisé. En un éclair la vie de son frère défila toute entière là devant ses propres yeux et ce fut si subit, si précis, qu’il cru qu’il était mort lui aussi…
- J’ai été tour à tour ton maître, puis, ton élève. À Dieu mon frère, à Dieu Cadet.
Sa tête sur l’oreiller repose sans ses lauriers. Il part en béatitude, resplendissant, lumineux.
Son œil d’Horus dans lequel vivra éternellement l’Égypte fixe le plafond de la chambre. Je me retourne et suis la même trajectoire que cet énigmatique regard. M’apparait alors là-haut comme une brèche dans le haut plafond. Voyions-nous la même chose ? Le ciel Égypte !
Figeac sent tout à coup un trouble en lui. Son esprit supérieur devine… Son frère en partant lui lègue son Égypte extérieure et déjà Râ lui brûle les doigts…
(Trente-huit ans plus tard paraîtra : ÉGYPTE ANCIENNE de Monsieur Champollion-Figeac conservateur de la bibliothèque royale. Éd. Firmin-Didot frères, fils et Cie. Paris, MDCCCLXIX.)
Le déchiffreur lui, vivra dorénavant dans sa tenue de scribe : pagne de lin, perruque et calame à la main. Il vogue déjà vers son ailleurs, cet autre monde mystérieux où vivent les Âmes Éclairées, Dieux et Déesses, Ramsès son Égypte bien à lui, son Égypte intérieure.
Les uns prenaient le ciel pour emblème de l’existence à venir.
Virginia Woolf