DODO, MÉTRO, BOULOT…
Cinq heures, l’alarme aigüe de mon réveil m’abrutit. J’ouvre les yeux, je me demande où je suis…
Petit-déjeuné, rasé, douché, habillé, lorsque je tourne la clé pour sortir de chez moi, il n’est pas loin de six heures du matin… La froideur tombant de l’immensité ténébreuse recouvrant une partie de ma planète bleue en cet instant me saisit. Je lève le bout de mon nez et instinctivement unis comme jamais, mes cinq sens sont à la recherche de la lune dont je me sens si proche, un peu comme l’une de ses vielles âmes en peine cherchant un dernier réconfort sur son sein maternel et éternel. Non, rien de rien, non, je ne commande rien, je suis en pilotage automatique, mon sixième sens gère.
L’image que me renverrait mon beau miroir en cet instant précis serait celle d’une parabole humaine tournée vers l’espace en quête du réseau vital.
Enfin, la voici qui brille juste au-dessus de moi. Je la regarde, je la fixe, je l’admire, elle aussi me regarde, me fixe, m’aspire… Durant quelques secondes j’évolue dans cet “autre monde“ pleinement mien.
Lorsque Dame nuit étend sa belle robe noire sur une partie de notre humanité, il faut que je me connecte à cette autre Dame, blanche, ronde et luisante, croissante et décroissante. D’elle je perçois un appel silencieux, un murmure doucereux, mon cheminement ADN circulant entre nous deux ? S’ y transportent peut-être alors les scories de mes nombreuses autres vies… Je le vois ce fil d’Ariane, mon rosaire perlé d’autres vieilles existences en réminiscence.
La communication terminée, je garde alors en moi un inexplicable bien-être, un reliquat sacré d’un souvenir pas tout à fait oublié, celui d’un vécu là-haut égaré dans un autre monde, il y a de cela bien longtemps, si longtemps déjà, enfin peut-être, je crois … Alors, vite repris par ma réalité, après avoir un peu d’esprit recouvré je me remets en marche en direction de la ligne de bus, me sentant bien mieux, comme rassuré.
C’est dingue ce truc… Pas moyen de faire autrement, je me rends compte que je ne maitrise pas… Je tente en vain avec tous les moyens de mon bord de comprendre ce que je ressens nettement, la circulation express dans mon vieux sang d’un antique temps compressé, me projetant vers quelque autre destin incertain qu’il me semble revivre en vitesse sidérale. En somme, un antan présent...
L’essentiel est par-delà les mots. Il est dans ces réalités vécues, ces états d’être et de conscience, ces ouvertures intérieures dont les mots ne sont que des lointains reflets, des traces de voyages. Traces de lumière.
Faouzi Skali (XXème siècle)
Oups le bruit de mon bus qui arrive me sort de ma torpeur cosmonautique...
Écouteurs vissés dans chaque oreille, Félicity Lott, la Reine de mes nuits blanches m’accompagne dans un aria du Zaïde de Mozart. Je savoure cette félicité…
«Repose calmement, mon tendre amour, dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille. Tiens, je te donne mon portrait …»
Ma longue ligne droite en tram à rêvasser et :“VILLEJUIF LOUIS ARAGON TERMINUS … “
Vite, je descends du p’tit train…
Une marée humaine! Que de remous ! Poussez-vous ! Moi d’abord ! Ça barbotte, ça crawle, ça coule… La bonde vient d’être retirée ? Où sont les bouées ? Panique à bord! Le plan d’eau géant se vide aux bruits de gloups gloups décadencés… La masse encore endormie surnage jusqu’aux quais. Et là, tout le monde se regarde, heureux d’être encore en vie ? Mais reste un combat, celui d’être assis…
“Eli, Eli, lema sabachthani“ ! Les wagons sont bondés, misère de misère… Justement, dans mes écouteurs, le Miserere...
Miserere mei, Deus: secundum magnam misericordiam tuam. Et secundum multitudinem miserationum tuarum, dēlē iniquitatem meam.
Pitié pour moi mon Dieu, dans ton amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché. Lave moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense.
Ma traversée de Paris vaut bien une messe aussi
LE DÉCHIFFREUR STATIONNE-RÂ SOUS L’OBÉLISQUE, CAR ICI TOUT CONCORDE…
El-Mélissah le 10 février 1829.
“Verrions-nous enfin un obélisque égyptien sur une des places de Paris ? Ce serait beau ! Et je suis déjà reconnaissant de ce qu’on n’a pas reculé devant une telle entreprise“.
Jean-François Champollion
Ligne 7, direction La Courneuve, arrêt à Palais Royal, correspondance pour la ligne 1, direction La Défense.
Dans la rame une annonce :
“Concorde-Champollion-Concorde-Champollion“.Chaque jour pourtant je m’y prépare mais rien à faire, arrivé ici, mon bon vieux sang égyptien me rejoue son tour… À l’approche de la station Champollion l’atmosphère devient sèche, brûlante. Mes écouteurs ne diffusent plus qu’une inaudible interférence qui pertube ma musique pourtant sacrée. Des fourmillements grimpent le long de mes jambes, de mon bassin, de mon dos, de mes épaules, jusqu’à endolorir ma nuque … Qu’est-ce que c’est encore que ce truc? Et toujours cette mélopée qui revient, sourde, lente, lancinante, envoûtante, elle m’estourbit, m’engourdit, je suis cerné, je cède, je me rends.
Je clos mes yeux, check-liste mes anomalies… Plus le temps ! Dans un concert d’alarmes des portes palières et du wagon je bondis hors du train tombant dans un monde au ralenti. Je tourne la tête, regarde la rame lentement repartir, se faire avaler par le tunnel dans un panache doré lui filant le train. Sous mes semelles du sable… Une volute s’en échappe,se tortille,tourbillonne,s'enroule autour de moi. Des siècles d’images inondent alors mon esprit… Par Osiri et par Apis, je me sens prisonnier… Subitement tout s’accélère, je me protège les yeux, serais-je redevenu poussière ? Ça tourne, tourne… Puis tout à coup plus rien, le silence est redevenu d’or,me revoici terrien.