«Séghir» s’est installé seul à la poupe du navire. Le commandant Verninac de Saint-Maur et Cherubini n’osent déranger le grand homme. Ils voient l’incarnation d’une certaine « Histoire » devant eux se mouvoir… Ils sont silencieux, conscients, ils contemplent un « géant ».
Jean-François, lui, regarde son « pays » s’évanouir peu à peu dans les brumes de mer. À cette époque de l’année la nuit tombe vite, dans quelques secondes la mer et le ciel vont s’unir et ne formeront plus qu’une immensité noire scintillante d’étoiles.
La Mère des civilisations disparait totalement de sa vue, son cœur semble si lourd tout à coup qu’il fléchit légèrement sur ses jambes, il croit à un étourdissement. Ses amis se ruent alors pour le secourir... Il les remercie, puis les repousse délicatement tandis que ses yeux continuent de scruter la ligne d’horizon à la recherche d’un dernier signe d’Égypte… En vain.
Son regard est fixe, humide. C’est le Nil qui pleure de ses yeux en guise d’adieux… L’eau sacrée ruisselle sur son visage contemplatif, puis délicatement se pose à ses pieds inondant le sol tout en soulageant son pauvre cœur. Au revoir mon cher et vieux pays…
Il pleure sa vie qui se meurt…
Quelques étoiles filantes saluent le cortège, le bateau sacré gonfle ses voiles, fait craquer ses cordages, et grincer ses ponts… Il vogue sur des flots caressants.
C’est sûr, Il prendra soin de l’« Égyptien ».
23 décembre 1829, la terre est en vue…
Le matin, tôt, les voyageurs distinguent les côtes d’Hyères, puis c’est au tour du sombre Lazaret de Toulon d’apparaître.
Jean-François Champollion fêtera ses quarante ans en quarantaine… Règles d’hygiène, mesures administratives obligées et strictes dont il se serait bien passées car dehors le temps est historiquement épouvantable... Il fait 20 degrés sous zéro.
L’installation est sommaire. Il passera ses journées à terre dans un bureau glacé avec pour chauffage un vieux poêle fumant de toutes parts, tandis qu’il logera pour ses quartiers de nuits dans une cabine sans chauffage à bord de l’Astrolabe. Son temps sera entièrement dévolu à la mise en ordre du travail effectué durant ces dix-huit mois passés au pays d’Isis.
Mon héros souffre…
Physiquement il est à bout. Trop de tout : surmenage, maladie, travail… Sa merveilleuse intelligence reste sans bras, sans jambes, le cœur est épuisé, la sève est calcinée… Il est allé trop, beaucoup trop vite, beaucoup trop haut et beaucoup trop fort.
Pour ne rien arranger, le Ministre de la Marine, un certain Baron d’Haussez que nous avons croisé dans un précédent chapitre alors qu’il occupait le poste de Préfet de l’Isère, a cru bon de prolonger de dix jours cette épreuve... Un « souvenir » de leur passé orageux…
Outragé ? Brisé ? Martyrisé ? Le voici enfin libéré… La calèche chargée, c’est le départ en direction de Paris mais sans hâte. Les ennuis, le bruit, ces perspectives ralentissent le déchiffreur. Il fera escale à Aix, Avignon, Nîmes, Montpellier, Narbonne, Carcassonne, Toulouse, Bordeaux, et Villefranche afin de rencontrer sa mystérieuse Madame Adèle…
Paris, le 4 mars 1830, rue du Coq Héron…
Il est quatre heures du matin lorsque la diligence arrive enfin… Jacques-Joseph et Cherubini accueillent un déchiffreur quasi méconnaissable.
L’aîné des Champollion ne montre rien de son extrême inquiétude, il est avant tout heureux de retrouver ce frère qu’il aime tant.
Il se revoit à Grenoble sur les quais de l’Isère accueillant « Cadet », le petit frère âgé de dix ans.
Trente ans ont passé qui en paraissent cinquante, cent, tant l’aspect de Jean-François s’est modifié.
Souffle court, embonpoint, douleurs multiples…
Jacques-Joseph dit « Figeac », le lettré, le surdoué, le finaud a compris… Son frère se meurt… Il attrape les bagages que le cocher lui jette du haut de la galerie tandis que Cherubini se charge d’aider Jean-François à s’extirper de la voiture, et là, tout à coup, l’aîné se tourne hors de portée de la vue de ses amis, submergé par l’émotion du retour et de la vision spectrale de ce frère… Il pivote, hoquette, sanglote… Il se cache le visage dans un mouchoir, prétexte un éternuement… Il essuie deux grosses larmes… « Il ne faut pas que je craque… Il ne faut pas que je craque ! », se répète-t-il… Il inspire l’air glacial et se remet en action… L’alerte est passée, mais pour combien de temps ?
« Correspondance pour la rue Favart, changement de voiture, départ imminent ! ». La voix humoristique et incongrue du cocher rompt la joie du retour.
Il fouette l’air et les deux chevaux s’élancent dans la rue Coq Héron abandonnant le poste de la « gare routière du Sud-Ouest ». La voiture tourne à droite rue des Coquillières. Les pavés des rues sombres de « Babel » renvoient contre les murs des immeubles l’écho infernal du cerclage métallique des roues. Le trot des sabots rythme la course comme pour une hypothétique parade de retour pour « l’Égyptien ». Mais les voies sont désertes à cette heure… On vire de nouveau à droite rue Croix des Petits Champs… Les chevaux aux ordres du cocher tournent maintenant à gauche rue de Vrillière. Sans prudence mais de mains de maitre, le cocher pousse à la charge après avoir une nouvelle fois viré sur la gauche, rue Neuve des Petits Champs…
L’allure est vive jusqu’à la rue de Richelieu, on tire les rênes sur la droite… Dans cette brume, les lanternes du fiacre ressemblent à des feux-follets… On ralentit pour traverser la rue Neuve Saint-Augustin, puis enfin, au trot, la rue Saint-Marc à gauche. Le cortège progresse aux pas et un dernier virage à gauche, la rue Favart… 50, 40, 10 mètres, le numéro 4…
Le déchiffreur s’extrait difficilement de sa place… Jacques-Joseph lui ouvre la porte et lui indique l’étage, troisième… Dieu que c’est haut trois étages ! Rosine est là dans la pénombre du couloir, intimidée, heureuse. Jean-François l’embrasse, l’étreint quelques secondes puis se fait conduire au chevet de sa petite perle d’Orient. Il pénètre en silence dans la chambre, s’agenouille, il la contemple… Il n’ose l’embrasser de peur de la réveiller… Il remonte l’édredon, la borde avec une infinie délicatesse, il la regarde encore une fois, il ne peut s’empêcher de baiser ce petit front… Il se relève douloureusement, sort à reculons, referme la porte…
Il est de retour.