La Déesse Nout voûte la nuit céleste, une barque solaire passe. Un léger courant d’air traverse la morgue Favart renversant du coup le sablier de vie qui se brise. Sa poussière dorée ainsi libérée scintille, tournoie et rejoint son étoile au ciel.
Sa Majesté Égypte, accouru en trombe, cueille ici à Paris l’ultime fruit de son génie.
Je ne puis malheureusement rien rapporter de ce tableau sans risquer de l’appauvrir, de l’amoindrir, de tout discréditer, voire d’en déformer mon souvenir. Maux pour mots, j’y renonce…
Devant moi, musiques, danseuses, cris, prêtres, pleureuses, quel spectacle ! Pourtant, mes yeux regardent mais ne voient pas, mes oreilles entendent mais n’écoutent pas, seule l’émoi de cette atmosphère est pour moi. Comprendre tout cela c’est être Égyptien et je me rends compte que je ne le suis pas, du moins, pas totalement… J’assiste alors candidus entre deux terres à cette grandiose scène, le moment où le Ba de Jean-François prend son envol et ainsi rejoint le Ka Champollion qui se tient lui impatient déjà dans la tombe.
Ma vision ethnocentrique donc erronée devrait m’interdire de narrer tout cela, n’étant ni scribe ni prêtre ni Roi ni Jean-François. Mais, ne rien comprendre ne signifie point ne rien ressentir… Catéchumène errant, je suis telle une étoffe de lin blanc tendue vers les quatre coins de l’univers (aux quatre vents) traversée par toutes les essences de mon Égypte ancienne. Attendant ma confirmation, j’ai conscience que beaucoup de choses m’échappent encore. Ma fibre tissée finement n’en filtre que sa nature essentielle, une Égypte toute en odeurs, toute en couleurs, toute en émotions, toute en dévotions.
Il y a bien longtemps que je ne compte plus les nuits où je pars en barque guidé par mon étoile, la grand-voile gonflée des chants du Nil, débarquant n’importe où au Pays des Deux-Terres comme y revenant chez moi. Ce que je fais, ce que je vois, ce que je vis me comble d’un bonheur qui n’est en rien comparable au même sentiment d’aujourd’hui. Tremper un doigt dans l’eau n’est pas plonger son corps dans le Nil… Je souffre de ce grand écart. Quelle différence existe t-il entre le rêve, le songe et la réalité ?
Vivre dans une telle dimension, donne une autre dimension à ma vie.
Élève-toi au-dessus du temps et de l’espace, laisse le monde et sois toi-même un monde pour toi-même.
Mahmûd Shabestarî (XIVème siècle.)
La sagesse suprême est d’avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre du regard tandis qu’on les poursuit.
William Faulkner
Je médite, cours contre le temps à rebours… À force de déconstruire ces murs autour de mes rêves, cela finira par me jouer des tours… L’on ne peut véritablement toujours tout comprendre, tout expliquer, tout rattrapper, il faut savoir raison garder… Tiens, la brèche au plafond a disparu… Je rêve encore, je rêve toujours, je rêve, rêve…
Je me sens un peu étourdi, las, j’ai froid. Je suis au dehors maintenant… Plus de plafond ni de chambre ni de céleste voûte ni de doute, tout a disparu.
Je voltige dans l’espace, yeux clos, les images défilent dans ma tête lorsque soudain, tout s’arrête. Je me sens les pieds sur terre. J’inspire à pleins poumons cet air frais qui m’environne et essaye de me situer d’un premier regard. Me voici face à un haut mur de pierres bâti en demi-lune, ouvert en son centre par un portique de bronze enchâssé dans deux montants terminés chacun en haut d’un ovale de camée soutenu par deux torches. Le lourd portail est ouvert. J’avance, baille un peu, m’étire, frotte mes yeux, me tiens debout tel l’homme de Vitruve, bras et jambes écartés dans cette ouverture.
Où suis-je ?
Barrière d’Aulnay, Paris, 6 mars 1832… Cette entrée dans un style pendule Empire me fait penser à un endroit mais… Je prends un peu de recule, lève la tête et réfléchi… ô stupeur ! Je sais ! Le cimetière du Père Lachaise !
Le général Bonaparte l’a voulu, l’Empereur Napoléon l’a obtenu…
Ici, en 1803, sur ces dix-sept hectares de terres du Mont Louis devenu domaine du père de la Chaise confesseur bien connu du Roi Louis XIV, Bonaparte exigea que Brongniart imagine un jardin pour l’éternité de toutes âmes. Il y planta alors de nombreux arbres, y traça quelques sentiers de promenades entre ces dernières demeures de tous les “ feus “ de Paris. 18 mai 1804 l’Empire naît. Trois jours plus tard, le 21 mai 1804, la petite Adélaïde, cinq ans, s’éteint et petit ange sans plus jamais de lendemain, sera chargée la première à veiller sur chaque âme dans ce tout petit état.
Un bruit, un mouvement devant moi. Je distingue quelque chose, des hommes, des ombres, des spectres? Deux, quatre, six… J’en compte Six. Ces silhouettes immobiles chapeautées hautement et capotées longuement m’impressionnent certes, mais ce sentiment est bien loin de mes émotions ressenties à chacune de mes visites ici à mes automnes.
Un cheval attelé au loin bat le pavé. L’écho s’amplifie jusqu’à stopper net à quelques mètres derrière moi. Je me retourne, un équidé grisé idéalement beau me regarde naseaux fumants. Le cocher haut perché, visage masqué, réajuste son tricorne. C’est un corbillard… À l’arrière de celui-ci une foule en file compacte, muette comme une tombe. J’ai l’impression que l’on ne me voit pas. Je me retourne à nouveau, les ombres à l’avant se sont maintenant rangées en colonnes par deux.
Cet essaim de vieilles âmes vient piquer ma curiosité. Leur désespoir me pèse, m’envahit. Une ombre au devant m’invite d’un geste à suivre. La procession s’ébranle, nous avançons et franchissons l’entrée basse au cimetière du Père Lachaise dans une brume légère et glacière. C’est sûr, je connais cet endroit sans toutefois bien le reconnaître, moins cossu, moins touffu, cimetière à l’état primaire. Le givre matinal faire briller la chaussée. Nous progressons dans un silence religieux vers la droite sous un rai de soleil bien décidé à nous guider. L’allée roide s’arque vers la gauche maintenant. Je jette un coup d’œil derrière puis devant. C’est étrange, des larmes perlent sur mes joues, elles émanent de cette foule, son chagrin se fait mien.
Nous débouchons sur une clairière. De mon vivant en son centre est érigée la démesure d’un hommage républicain rendu à Monsieur Casimir Perrier, disparu lors une épidémie de choléra quelques semaines seulement après s’être rendu rue Favart faire ses adieux à son ami, à son pays, le déchiffreur Champollion. Croisement de chaussées funeste…
Nous traversons cette morne plaine et prenons à droite. Cette intersection je la connais et pour cause ; au coin de l’allée de droite repose Joseph Fourier parti avec Bonaparte en Égypte, Préfet de l’Isère sous Napoléon, protecteur et soutien inconditionnel du premier égyptologue Champollion.
Nous empruntons l’allée des Acacias. Ici normalement c’est l’allée 18 où est enterré mon Jean-François. Mais soudain plus rien ni personne devant moi…
Ce n’est pas possib… Je m’apprêtai à devenir fou. Ah ! Ouf, revoilà mon p’tit monde rangé sur la gauche. Je reste interdit… Sur cet emplacement que je situe parfaitement ne s’y trouvent ni grilles métalliques et obélisque, rien qu’un trou creusé dans la terre gelée cerné par six ombres noires. Où est la tombe de Jean-François Champollion ? C’est pourtant bien ici ! Bon sang de bonsoir, des images se superposent devant mes yeux, un emplacement, deux lieux qui se dédoublent, se qui redoublent… Je ne me sens plus très bien. Du bruit, je me retourne, aperçois le corbillard (que j’avais oublié dans l’émotion) s’immobiliser à trois pas de moi. La longue foule qui traine silencieuse se fige elle aussi.
Les ombres du trou se meuvent, me frôlent, l’une d’elles passant carrément au travers de moi. Elles prennent possession de la bière avec grand soin. Elle est si petite et à l’air si légère, est-ce donc cela la mort ? Un homme accablé serrant contre lui une petite fille s’avance. Ensemble ils posent leurs mains sur le bois vernis et y déposent un long et douloureux baiser. La petite fille appelle une dernière fois son papa qui dort sous ses petits doigts avant de choir à genoux. L’homme se précipite, la relève, la prend dans ses bras, la console et la confie à une dame accouru secourir l’enfant. Elle soulève son voile et presse contre son visage les petites joues rouges trempées de pleurs. L’homme se reprend, se signe, puis ordonne aux ombres d’officier maintenant. Je les reconnais et comprends tout à coup. Jacques-Joseph dit Figeac, Zoraïde, Rose Blanc... J’assiste à l’ensevelissement du déchiffreur, du scribe, du maître, de mon héros, mon Jean-François Champollion.