LE MAÎTRE “BRONZE“…
Une pression me brise la main droite et m’entraine vers le centre du quai… Encore quelques mètres puis on stoppe… Me voici face à face avec la statue représentant Jean- François Champollion “bronzé “, tout en pieds, posture d’un éclairé. Une main se pose sur mon épaule. Je me retourne, il n’y a personne, il n’y a rien. Je vacille, je me sens partir … Quelque chose ou quelqu’un tenterait-il d’investir mon corps, mon esprit, mon âme ?
J’essaie de rester lucide. Je suis moins fort mais je résiste, persiste et signe ! Je tente une cohabitation… Je-ne- veux-pas-me-quitter ! Une curiosité de plus… Je me contiens dans ma charnelle enveloppe, après tout, elle est mienne! Je baigne dans une mer d’émotions aussi agréable qu’impossible à décrire, l’ivresse des grandes profondeurs, l’ivresse des grands voyageurs. Je me sens maintenant léger, vaporeux, mon esprit est ordonné, empli d’un savoir dense, mes cinq sens plus un ne font qu’un. Mon âme est libre dans le grand univers.
Je fixe l’étrange regard du Maître… À quoi peut-il bien songer sous son habit de bronze ? Je pose ma main sur son bras… J’ose un hypothétique « Jean-François es-tu là » ? Évidemment, point de réponse mais tiens, ça vibre… Je ne peux plus bouger, que m’arrive t-il ? Entre son bras et le mien, une circulation d’énergie, c’est incroyable, inexplicable… L’atmosphère a muté, embrumée par des fumées de torches, des odeurs de peintures, d’encres. Je discerne un tas d’images troublées, ombres d’autres temps, des hiéroglyphes, des Rois, des prêtres, des ouvriers. J’entends des airs de musiques, improbables environnements ! Quoi encore ? Des bruits de plumes d’oie déchirent du papier, quelques pas nerveux, des jurons, des imprécations, une ombre qui surgit… C’est lui, c’est vraiment lui ! Le Maître, le déchiffreur ! Jean- François Champollion en personne !
Des tas de papiers sont accrochés partout, il va de l’un à l’autre, se frotte la nuque. Aidé d’un bougeoir il suit une ligne de droite à gauche, de bas en haut, prononce des sons, des mots… “ Bon sang“, “c’est cela“, “pour sûr“… C’est fou son regard, son génie est là-dedans mais bon Dieu que voit- il au juste ? Son Égypte qui s’anime, qui chante, qui rit, qui vit, qui prie devant lui ?
De cette apparente sérénité d’avoir été l’homme de l’Égypte recouvrée, il ne s’en satisfera pas. Le premier des égyptologues continue son grand œuvre cela est certain. Il vient d’ouvrir une porte, mais, il y en a tant d’autres… “C’est un système complexe, une écriture tout à la fois figurative, symbolique et phonétique dans un même texte, une même phrase, je dirais presque dans le même mot“. Programme, demandez l’programme… Son idée ? Être hiéroglyphe… Devenir lui-même chaque signe que l’on prononce, que l’on sculpte, que l’on dessine, que l’on façonne, que l’on écrit, il veut être l’image, le symbole, le son, LE HIÉROGLYPHE. Vivre instantanément sa valeur, son utilité, sa fonction, son sens véritable, c’est cela être le premier des égyptologues.
Son chemin va bon train aux wagons emplis de son ÉCRITURE, absolument rien d’autre… Chaque sculpture, chaque monument, chaque ustensile en Égypte est pour lui un hiéroglyphe, en quatre dimensions ; Le symbole - le son - l’image-l’objet, quel qu’il soit.
Vous voici donc ici cher Maître, tout entier, tout réalisé, en cette station Concorde qui dorénavant s’est adjoint votre nom (il était temps !)… Vos traits sont là mais votre âme égyptienne elle, erre ailleurs sur d’autres quais ensoleillés et cela, moi, je le sais…
Le Nil enfle vos veines, vos poumons respirent l’Égypte ancienne, favoris des Dieux et Déesses d’autrefois, conseillé par les scribes et les prêtres, aimé des Reines et des Rois, c’est tout vous ça Jean-François !
Ma main se décolle enfin de son bras… Je redeviens moi, je me ré-appartiens… Je fixe une dernière fois le Maître, tentant de capter dans son regard un signe, un adieu, un au- revoir… Mais rien.
Qu’il en soit ainsi… cette réalité dans mon rêve me va bien… Il n’y a plus de sable au sol, ni de tourbillon qui vole, et il est bien là, face à moi, ici, dans sa station, la station Concorde- Champollion.
Sur mon épaule se pose une main. Je me retourne, il y a quelqu’un, quelqu’un qui me parle : Monsieur, ça va ? Oh eh Monsieur ! Un brouhaha survient qui me réveille dans l’effroi. Autour de moi une petite cohue s’est formée, pourquoi ? Ma station Concorde est nue, sans décor, sans statue.
Une rame survient, je grimpe et prends place sur un libre strapontin. Je repense à ce que je viens de vivre, ou de rêver, ou d’imaginer. Bon sang, cette station Concorde- Champollion existe bien tout de même, je l’ai visitée, chaque détail est encore au bout de mon nez !
Sur le quai “déchiffreur“, la statue du Commandeur, ses études, ses écritures syriaque, chaldéenne, grecque, arabe, copte, latine, ses travaux, ses œuvres, ses gloires, “sa mémoire“ Hermine Hartleben.
Sur le quai “monolithe“, l’histoire de l’obélisque ; sa “carrière“ à Assouan, son enchâssement au temple de Louqsor, puis après un long voyage dans le temps, son déménagement,son placement à Paris grâce à un autre grand homme : Jean-Baptiste Apollinaire Lebas.
À la place des rails, il y a le Nil, au plafond, des étoiles d’Égypte défilent, des colosses gardent les entrées des tunnels… Alors ?
Je ne connais qu’une liberté, c’est la liberté de l’esprit.
Saint-Exupéry
En chacun de tes souffles tu es dans une vie nouvelle, celle-ci est pour toi lumière ou obscurité.
Faouzi Skali XXème siècle
Le métro s’ébranle. Mon parcours souterrain ronronne dans ce train- train… Mon corps ne voyage plus d’un côté ni mon âme de l’autre. Plus de temple plus de scribe plus de génie, il n’y a plus rien, plus d’avant ni d’après, je ne suis pas égyptien…
“Pont de Neuilly, pont de Neuilly“…
Voilà, c’est ici que j’accroche mon habit de rêveur et que je prends mon habit de chauffeur…
Vingt-deux heures cinquante, retour maison, ivre de circulation…
Le quai est désert, affichage en bleu du prochain métro Villejuif : 12 mn. Je m’assieds, j’ouvre mon livre, dernières lignes des “Lettres d’Égypte“ de Lady Lucie Duff- Gordon.
“ Maintenant que je suis trop malade pour écrire, je regrette de n’avoir pas persisté et de n’avoir pas écrit sur les croyances de l’Égypte, en dépit de votre crainte que les savants ne me missent en pièces, car j’ai l’intime conviction qu’avec moi mourra un savoir que peu d’autres possèdent. Rappelez-vous que les savants connaissent les livres ; moi, je connais les hommes, et, ce qui est plus difficile, les femme“.
“ Si je vis jusqu’au mois de septembre, je remonterai à Esneh, où l’air est plus doux et où je tousse moins ; je m’y installerai dans une maison et renverrai le bateau pour qu’on le loue. J’aimerais mieux mourir au milieu de mon peuple, dans le Saïd, qu’ici“.
Lady Lucie Duff-Gordon
“Nour-a-la-Nour, autre nom qu’on donnait à ma mère, “ Lumière d’en haut“.
Mrs Ross.
Au point final surgissent dans ma tête quelques mots, je prends mon stylo :
Madame, princesse d’Égypte, Lumière d’en haut, qui du Nil ou de vous a “transporté“ l’autre ? Quand moi- même, de nouveau, je voguerai sur ses eaux, à leur surface en souvenir de vous,je graverai ces mots : LUCIE, JE VOUS AIME.
La beauté intérieure de mon Égypte est cachée dans chacune des ombres de vos lettres. Vous qui voyagerez dans ce pays, lisez ceci puis, fermer les yeux. Alors, vous la verrez, et, si vous êtes comme moi, vous n’en reviendrez pas… Mon Égypte, don du Nil, tu n’as pas de plus grands sages, de plus grands amoureux, de plus grands philosophes que tes Fellahs… Puissent-ils à jamais veiller sur la dernière Lumière d’en haut
Décidément c’est manie chez moi que de “griffer“ mes amis !
Mes livres et moi c’est une longue histoire faite de rencontres, de hasards, de “signes“.D’une nécessité absolue,ils sont mon double-
cœur, présents jours et nuits, ils ne m’ont jamais trahis, m’ont tellement appris, parfois même je leur écris (dessus), ils sont ma propre raison que mon cœur ignore (parfois). Adolescent déjà je m’évadais de cette gauche enveloppe encombrante pour visiter par-chemins encrés l’histoire, les pays et les hommes. Que de grandeurs que de basseurs, de sublimes et d’ultimes, de courages et d’outrages, d’abandons et de résurrection… Heureusement la lune, mon île est là pour qu’à chacun de mes naufrages je ne me noie pas…
Récurrentissimes scènes de nuits où mes antiquités sont fortes, tellement fortes…
Quelles sont donc ces vieilles humanités qui tentent de se rappeler à moi, perturbant mes nuits, sollicitant des souvenirs enfouis, m’offrant mille bouquets d’images, parfumant mes atmosphères d’odeurs venues d’ailleurs?