Quelques heures plus tard…
DING-DONG…
Clanc, clanc, deux tours de clé puis la haute porte s’ouvrit.
- Messieurs?
- Bonjour Monsieur, Jacques-Joseph et Jean-François Champollion, nous sommes attendus par Monsieur de Sacy.
- Absolument, Monsieur m’a informé de votre venue, si vous voulez bien me suivre…
Bruno, le maître d’hôtel, fit entrer les deux frères, puis les devança dans un couloir grinçant du parquet et aux murs couverts de tableaux orientalistes ; sur la droite des scènes de villes, sur la gauche des portraits de dignitaires. Il ouvrit ensuite une double porte donnant sur un petit salon rond garni d’un canapé qui promettait une assise des plus confortables.
- Je préviens à l’instant Monsieur de votre arrivée, il est actuellement en rendez-vous mais cela ne saurait durer. Désirez-vous boire quelque chose en attendant?
- Non pour moi, merci, et toi Jean-François ?
- Non plus… Merci.
Un scribe égyptien assis en tailleur, de pierre noire, posé sur un petit guéridon semblait fixer ces visiteurs d’un soir. Jean-François le pris dans ses mains, l’ausculta, l’admira. Sa ciselure était sans défaut, son visage serein inspirait vie, force, santé, connaissance, puissance, sagesse et tranquillité. Tous les mystères insondables et indéchiffrables de la vieille Égypte vivante étaient là, dans ce simple et énigmatique sourire.
- Jean-François… Ohé, Jean-François !
- Oui, que se passe t-il ?
- Bon sang, où étais-tu encore parti ?
- Qui ? Moi ?
- Oui, toi ! Neuf minutes, d’après ce carillon que tu es immobile! Et repose cette statuette avant que tu ne tombes avec.
- Jacques-Joseph se leva, prit le scribe des mains de son frère qui semblait ailleurs afin de le reposer entier à sa place. Il fut vivement surpris par sa chaleur.
À cet instant, la porte s’ouvrit, le maître d’hôtel revint.
- Messieurs, veuillez me suivre je vous prie.
Quelques pas encore dans ce long couloir, et Bruno poussa une double porte donnant sur un grand salon-bibliothèque.
- Ha ! Messieurs, vous voici enfin !
- Bonjour Maître, permettez que vous présente mon jeune frère, Jean-François.
- Bonjour jeune homme, il me tardait de vous rencontrer, depuis le temps que j’entends parler de vous !
- Puis-je disposer Monsieur ?
- Oui, merci Bruno.
Le maître d’hôtel s’apprêtait à refermer la double porte lorsqu’à l’énoncé de ce prénom,
Jean-François eut une réflexion inattendue:
- Bruno, Bruno…
Le maître d’hôtel se retourna :
- Monsieur ?
- Non, rien, pardonnez-moi, votre prénom m’évoque un souvenir de lycée… Bruno : fondateur de l’ordre des Chartreux, aux règles ô combien sévères que j’ai étudiées à Grenoble et que…
- Jean-François ! Figeac, irrité, l’interrompit…
- Enfin, cela est du passé. Pardon Maître… Je suis véritablement honoré de vous être présenté. Je vous ai apporté ma toute jeune géographie de l’Égypte ancienne, qu’il me faut améliorer encore, certes.
- Oui, montrez-moi donc cela. Si j’en crois votre frère, votre orientation serait définitivement égyptienne. Des dieux, des Pharaons, ces indéchiffrables hiéroglyphes… Depuis cette découverte de Rosette, c’est la bataille suprême ! Ils vous attirent donc tant que cela vous aussi?
- Je ne dirais point qu’ils m’attirent, Maître, mais plutôt qu’ils m’aspirent !
- Qu’entendez-vous par là jeune homme ?
- L’Égypte, encore, toujours, rien d’autre qu’elle! C’est vers ce vieux monde que je veux entièrement vouer mes recherches, ma vie, et peut-être plus, car il me faudra du temps, beaucoup de temps... Pas une heure de ma vie ne s’écoule sans qu’elle se rappelle à moi !
- Et ces hiéroglyphes alors, qu’en pensez-vous ?
- Je ne pense pas, Maître, je sais ou je ne sais pas, mon instinct seul me guide.
- Savez-vous jeune homme que des sommités de tous pays, à l’heure où nous parlons, se cassent encore et toujours les dents à vouloir trouver leur clé ?
- Mes dents sont saines, solides et longues ! Mon frère et moi pensons que vouloir les traduire simplement, en opposant à chaque signe un mot grec ne mènerait à rien, surtout pas à la clé. Même si je concède que la pierre trouvée à Rosette va m’aider, il me reste à savoir comment car la grande Égypte est un tout autre monde…
Ceux qui ont approché le mystère des initiations, et ceux qui les ignorèrent, n’auront pas, dans le séjour des Ombres, une semblable destinée.
Jamblique.
Au même instant, Jacques-Joseph toussota afin de détourner la conversation.
- Hum hum, comme vous le voyez, Maître, Jean-François et moi-même comptons sur votre éminente personne afin qu’il acquière de ces langues sémitiques de solides et larges bases.
- Vous pourrez compter sur tout ce qu’il me sera possible de vous offrir…
Sylvestre de Sacy plongea son regard dans celui de Jean-François. Il sembla troublé… Horus se serait-il montré ?
Puis, avec Jacques-Joseph ils planifièrent l’emploi du temps du jeune Champollion pendant que celui-ci contemplait les ouvrages des bibliothèques du Maître des lieux.
- Hébreu – syriaque – samaritain – chaldéen – arabe – persan – turc – anglais – espagnol – allemand – italien – du droit, rien que cela… Une université à lui seul cet homme ! Dit-il tout bas.
- Absolument, Monsieur Champollion-jeune a bien raison. Répondit Bruno d’une voix étouffée qui venait d’apporter un cigare à son maître avant de disparaître aussitôt.
- Et bien, je m’attends donc à ce qu’un jour prochain…
- Jean-François, ohé ! Monsieur Sacy te parle !
- Heu… Oui, pardon. Excusez Maître, j’étais en train de sentir sur mes épaules tout le poids de vos connaissances…
- … vous illuminiez de votre étincelle cette Égypte ancienne !
- Merci Maître. (Saghir toujours le nez dans les ouvrages) Vous avez dû faire, tout comme Ulysse, de biens beaux voyages dans cet Orient mystérieux…
Sylvestre de Sacy visiblement embarrassé asséna à Jean-François un “aucun“ glacial. Puis ce fait il sonna. Quelques secondes après Bruno entra.
- Bruno…
- Oui Monsieur…
- Je raccompagne ces Messieurs. Veuillez demander à Jérôme de sortir le fiacre et de les conduire chez le professeur Langlès.
- Bien Monsieur.
Quelques minutes plus tard…
- Bruno !
- Monsieur désire t-il quelque chose ?
- Oui Bruno, qu’est-ce que ce sable brillant fait sur le parquet du couloir?
- Je ne sais Monsieur. Je puis affirmer à Monsieur qu’il ne s’y trouvait point avant l’arrivée de vos deux visiteurs.
- Bruno !
- Oui Monsieur.
- Regardez ! Il s’en trouve également dans le petit salon rond !
“ Les eaux vers le Nord coulent, et les vents soufflent vers le Sud, tout homme aussi va vers son heure“.
Texte égyptien.
Un impétueux orage venait de flaquer la ville.
- Les nids de poule des rues sont tellement profonds que j’ose à peine imaginer la taille que doit avoir ce volatile ici! Hasardait Jean-François pour détendre l’atmosphère.
Après avoir sourit poliment à son jeune frère, Figeac lui posa cette question :
As-tu saisi parfaitement ce que voulait dire Sacy ?
- À quelle propos?
- Je vois donc que tu n’as rien saisi…
- Je ne comprends pas. À part le fait qu’il ait confiance en moi, et cela me fait réellement plaisir, non, je ne pense à rien d’autre.
- Ta vue est courte, ou basse ! Tu es loin du compte mon jeune frère !
- Explique-toi, ou plutôt, explique-moi !
- Sacy possède deux qualités exceptionnelles : une rare lucidité d’esprit, et, une intuition orientale acquise à force d’études. Il perçoit certainement ses limites, celles de ses confrères en matière hiéroglyphique et, me semble t-il, la façon qu’il a eu de te regarder me laisse supposer qu’il croit en toi.
Certainement pense-t-il que les connaissances traditionnelles des langues régionales égyptiennes, actuelles ou passées, sémitiques ou grecque ne suffiront pas pour percer le mystère. Il faut un regard jeune, audacieux, tenace, prêt à résister aux nouvelles “plaies d’Égypte“ ! Il faut la connaissance la plus entière de ces peuples, de leur histoire, coutumes, langages, en même temps penser comme antan, bref ça, c’est tout toi.
Son message serait donc le suivant : Il ne te faut point chercher, il te faut trouver.
Être ce professeur dépassé par cet élève, toi, reviendrait à dire qu’il aura été au moins un grand professeur. Rappelle-toi la phrase de ce penseur chinois Confucius :
“L’expérience est une lanterne attachée dans notre dos, qui n’éclaire que le chemin parcouru“. Après qu’il t’ait fixé, il m’a semblé que son regard avait changé.
- Je lui fais sans doute peur ! Rétorqua Saghir en riant.
- Que dis-tu là ?
- Peut-on affirmer lire, parler, comprendre l’Orient sans jamais y avoir posé un pied ?
Toi, tu penses qu’il croit en moi, moi je crois que je lui fais peur. Craint-il que je ne réussisse là où les “orientales éminences parisiennes“ échouent perpétuellement ?
Jean-François eut soudain une pensée fulgurante : Une plaie d’Égypte. Et cette réflexion-ci, il se garda bien de la révéler à son frère, ne partageant point son enthousiasme, puis il cita l’Ancien Testament:
Plusieurs faux prophètes s’élèveront, et ils séduiront beaucoup de gens. Marc, 13/ 5-6.
- Messieurs, vous voici arrivés.
- Merci Jérôme, bon retour.
- Nous voici arrivés chez l’un des fondateurs et directeur de l’école des langues orientales. Je le connais malheureusement peu. Son surnom est le «“tatar“ car ses champs de travaux s’étendent en Asie.
Quelques instants après…
- Tu l’as vu ? Questionna Jean-François après avoir que les frères Champollion eurent quitté le domicile de Louis- Mathieu Langlès, tu l’as vu comme moi ? L’Asie, l’Asie, l’Asie, criait-il en sautant sur sa chaise parisienne comme un cabri… Et bien moi ce sera l’Égypte ! Je m’y rendrai, au sens propre, comme au sens figuré !
Il me paraît différent de Sacy mais leur discours au fond est le même : “Cours vers l’abîme, petit, va, tombe, et n’en revient surtout pas“ !
- Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi.
- Deux plaies d’Égypte!
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Oh pour rien, je parle à mon scribe…
- Puisque tu le dis… Mon dieu que cette journée fut longue. Rentrons maintenant, on s’installe puis nous irons au relais, Carole et sa petite cavalière nous ont conviés pour ton premier souper parisien.
Figeac et Saghir, s’en revenaient en longeant la Seine vers la pension de la mère Mécran. Chacun restant silencieux, tout à ses pensées ; Jacques-Joseph songeait à sa tendre Zoé, tandis que Jean-François lui, était tout en spleen de ses amitiés grenobloises.
Qui souffle sur le feu a des étincelles dans les yeux.
Proverbe allemand.
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