Lycée impérial.
20 novembre 1804, dans la cour du lycée, c’est l’appel :
- Matricule cinquante huit, élève Champollion Jean- François. Prenez, voici le règlement, voici vos tenues. Signez là…
- Clairon à cinq heures, des grades, des surveillances, des roulements de tambour. Manque plus que des tirs au canon, charges à la baïonnette et une marche de sept lieues.
- Quoi ? Qui a parlé ?
- c’est moi M’ssieur, je disais : hum, belles tenues !
Mon très cher frère,
Ne pourrais-tu pas me retirer de ce lycée ? Je me suis fait violence jusqu’à présent pour ne pas te déplaire, mais cela me devient tout à fait insupportable. Je sens que je ne suis pas fait pour vivre resserré comme nous le sommes.*
Monsieur mon frère,
Tâche de me retirer d’ici je t’en supplie, ou je serai bientôt le plus malheureux des hommes. Je n’ai rien voulu te déguiser, je t’ai ouvert mon cœur, tu y as lu, tu sais ma maladie, portes-y remède.*
Si je reste longtemps ici, je ne te promets pas de vivre.*
* Lettres à son frère, J.F. Champollion, sa vie son œuvre. H. Hartleben.
D’un quinquet* l’autre.
(Dictionnaire Larousse)
*Quinquet : - Lampe à double courant d'air, avec réservoir d'huile à un niveau supérieur à celui de la mèche.
*Quinquet : - Populaire. Œil.
Les douze coups de minuit retentissent, le lycée dort à poings fermés lorsque le surveillant en tenue réglementaire, chemise longue écrue, bonnet à pointe retombant sur le côté, chaussons en peau de mouton retournée, effectue sa dernière ronde en baillant.
Il passe sa lanterne au-dessus de chaque tête, geste machinal mais ne vérifie rien. Ses yeux sont quasiment clos, il referme la porte et va s’endormir un peu plus loin. Jean François Champollion se redresse alors, sort de son casier un énorme ouvrage et grâce à la lueur du quinquet dans le couloir, s’apprête à partir loin d’ici, loin de Grenoble, vers l’Orient. Il tourne les pages, s’approprie ces temps anciens dont il perçoit presque les odeurs à travers celles si particulières des encres vieillies et des papiers jaunis.
Ce soir, direction l’Égypte ! Et il n’est pas comme d’habitude. Il se sent happé, presque à tomber dans le livre. Ce qu’il y découvre, ce qu’il y lit l’émeut au point d’embuer ses grands yeux noirs. C’est comme s’il respirait sa terre vitale, des vents anciens soufflaient de nouveau en lui, vrombissant dans ses tempes, fouettant son cœur.
Son voisin, Johannis Wangehis, le regarde, s’inquiète, car la nuit, il semble ne plus être le même Jean-François qu’il côtoie le jour.
Il l’observe murmurer, faire de grands gestes, déchirer, découper, annoter des pages de ses voyages, de ses grammaires arabe, grecque, hébraïque. Parfois en se réveillant, il retrouve son condisciple à la sonnerie du clairon hébété, n’ayant absolument pas bougé de la nuit, comme prisonnier d’un rêve, empêtré dans sa torpeur.
Jean-François Jean-François !!! Wangehis le secoue, allez Jean-François, debout !
Puis, après la toilette, après le petit-déjeuner, il retrouve son Jean-François, le véritable, celui de la clarté du jour, rieur, blagueur.
- Dis-moi Jean-François, tu fais quoi la nuit ? Je te vois, tu n’as pas l’air d’être toi-même.
- Oh ça mon cher, c’est simple, la nuit, je retourne chez moi.
- Chez toi, Grande-Rue ?
- Mais non grand nigaud ! Chez moi, là-bas !
- Où ça là-bas ?
- Ben, là-bas, chez moi ! Si je te l’expliquais, tu ne pourrais pas comprendre.
Babylone, la Judée, Canaan, l’Égypte. Tu connais ?
- Oui, comme-ci comme-ça, un peu.
- Et bien depuis que j’ai découvert un passage, chaque nuit je m’y rends, je retourne chez moi, voilà.
Wangehis, de plus en plus perplexe, dévisageait Jean- François.
- Tu es sûr que ça va ?
- Ben oui ça va. Pourquoi cette question ?
- Allez, te fais pas prier, explique-moi !
- Même si je te l’expliquais, dans un an, dans dix ans, tu ne pourrais toujours pas comprendre. Allez viens, on va être en retard.
- Attend un peu, regarde-moi.
Wangehis pris le visage de Cadet entre ses mains, lui demanda de le regarder droit dans les yeux et s’aperçut d’une chose.
- Permettez Monsieur mon président des Muses* que je vous auscultasse. C’est drôle, mais, oui, pour sûr, ton regard a changé ! Ton œil gauche a dévié vers l’extérieur.
Sur ces mots, Jean-François libéra sa tête, fit demi-tour, et s’exclama en riant :
- Votre président a rendez-vous chaque soir avec Horus**, tu connais ? Puis il s’enfuit en riant.
Johannis Wangehis demeura perplexe. Au Russe ? Qu’est- ce donc que cela, un nouveau club ?
* Jean-françois Champollion, tout jeune lycéen âgé alors de treize ans avait “inventé“ cette Académie des Muses. En tant que membre président-trésorier il en rédigeait la circulaire et beaucoup de ses condisciples notamment plus âgés que lui y adhérèrent.
** Horus : Dieu faucon, fils d’Isis et d’Osiris… Oudjat, son œil, principe de vie, de régénération. (Référence à son strabisme que je considère comme la marque de son génie implantée sur lui par Sa Mère Égypte).
1805, Grenoble, 56 Grande-Rue.
“Fiat Voluntas Tua“
- Jean-François, tu peux venir le souper est prêt… À Paris j’ai rencontré Biot qui te passe le bonjour, tu te rappelles de lui ?
- Oui oui parfaitement.
- Bien. Nous avons discuté de tes études et de tes difficultés à Grenoble au lycée pour suivre ta voie, apprendre le grec, l’hébreu, le copte et toutes tes autres langues. Il m’a dit qu’il verrait bientôt Fourcroy, le directeur général de l’enseignement public et qu’il lui en toucherait un mot. Attends-toi donc lors de sa venue prochaine au lycée impérial qu’il te fasse mander…
- Fourcroy va me demander ? Moi ? Mais pourquoi ?
- Veux-tu apprendre toutes ces langues librement au lycée oui ou non ?
- oui.
- Ah ! Tu me rassures… Beaucoup te prédisent un grand avenir dans ces domaines grecs et latins… On te surveille, on t’épie, on t’envisage. Au fait, Devine qui vient voir le Préfet Fourier ici à Grenoble ?
- L’Empereur ?
- Non, mon vieux, mieux pour toi : Dom Raphaël.
- Dom Raphaël ? Encore un calotin ? Connais pas.
- Figure-toi bonhomme qu’il est revenu d’Égypte avec Bonaparte ! C’est un moine copte enseignant maintenant l’arabe à l’école des langues orientales de Paris ! Rien que cela !
- Quant arrive-il ? Je veux le voir ! Enfin, un véritable Égyptien !
Jean-François, après toutes ces bonnes nouvelles, se plongea dans tout ce qui avait rapport avec l’Égypte et cela n’était pas pour déplaire à son frère qui travaillait à l’introduction de la Description de l’Égypte que lui avait commandée le Préfet Fourier.
Cadet prit connaissance de la nombreuse correspondance qu’entretenait son frère avec les savants de cette expédition, s’intéressa au zodiaque, à la fameuse pierre de Rosette.
Triste nouvelle.
- Adieu mon ami Jean-François…
- Adieu Johannis. Soigne-toi bien et donne-moi vite de tes nouvelles.
Son compagnon, son ami Johannis Wangehis quittait le lycée pour cause de maladie.
JOURNAL ADMINISTRATIF DE L’ISÈRE.
Plusieurs élèves dans leurs moments de loisir se sont adonnés à des études qui ne font point partie de l’enseignement. Ainsi on a vu lors de l’examen public le jeune J.F. Champollion, élève national, expliquer une partie d’un chapitre de la Genèse sur le texte hébreu, après avoir répondu à quelques questions qui lui ont été faites sur les langues orientales en général. M. le préfet qui couronnait les vainqueurs à témoigné de sa grande satisfaction.
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