MADEMOISELLE HERMINE HARTLEBEN
-Première partie-
LA GRANDE DAME DE L’ÉGYPTOLOGIE
La science, aujourd’hui, cherchera une source d’inspiration au-dessus d’elle ou périra.
Simone Weil in La Pesanteur et la Grâce, 1947
Berlin, le 9 décembre 1891…
L’hiver s’est installé. Il couvre la ville de son blanc manteau. Dehors, il fait si froid… Mais c’est si beau. Cette atmosphère polaire ne rebutera pas Hermine Hartleben aujourd’hui à se rendre au musée égyptien de Berlin.
Elle sort, jette un regard vers le ciel cotonneux en se protégeant le visage de ce fort vent qui rend fou les flocons lourds et épais. Elle verrouille la porte et s’en va.
À peine eut-elle entrepris quelques pas sur ce tapis blanc recouvrant le sol que son nom résonne…
- Mademoiselle Hartleben, ohé, Mademoiselle Hartleben !
Elle reconnaît la voix du facteur…
- Un pli pour vous Mademoiselle Hartleben… Il arrive de Paris…
Hermine toussote, faisant comprendre à ce petit curieux qu’il est un peu trop… curieux.
Elle plisse les yeux, saisit la lettre en lisant le nom de son expéditeur… Wilhelm Spiegelberg… Des nouvelles, enfin se dit-elle…
Elle range la lettre dans son sac, remercie le facteur en lui souhaitant bon courage et reprend son chemin.
Un fiacre passe lentement à côté d’elle, lui proposant ses services...
- Non, merci, je préfère marcher un peu, répond t-elle…
Le cocher salue alors cette Dame et poursuit sa route.
Le vent se calme. Elle se sent bien aujourd’hui. La neige épaisse rend sourd tous les bruits de la ville.
L’entrée du musée n’est plus très loin. Le perron est blanc de neige, mais noir de monde…
- Mon Dieu quelle foule aujourd’hui… À croire que tout Berlin est venu se réchauffer sous les rayons du soleil égyptien du musée…
En pénétrant dans ces salles, il lui semble qu’elle rentre chez « elle »… Elle a besoin de venir ici, elle s’y sent tellement bien… Cela lui rappelle son séjour récent au pays des Pharaons. Ces sons qu’elle perçoit, ce ne sont pas ceux de la foule autour d’elle, non, ce sont les bruits du Caire… Les odeurs de parquets cirés se sont transformées en senteurs d’épices, d’encens, de parfum d’Orient…
Ce voyage de six ans là-bas a exacerbé cette passion égyptienne qui vit en elle depuis toujours.
- C’est un peu, pense t-elle, comme la vie de Champollion, dès notre petite enfance, tous les deux avons été comme « happés » par la fabuleuse civilisation. Elle vit en nous. C’est comme ça…
Dès lors que l’on évoquait sa passion égyptienne, Hermine Hartleben brandissait son atout défensif imparable :
- Ceci est confidentiel… Enfant déjà je fus prise, grâce aux récits bibliques, d’un intérêt tout particulier pour l’Égypte.
Soudain elle semble se réveiller. Elle est passée de salle en salle sans s’en rendre compte. Elle se trouve là, devant le portrait de ce génial français, Jean François Champollion, qui a réussi à lire les hiéroglyphes sacrés égyptiens. Tout ceci la fascine plus que de raison…
Il y a foule devant le tableau, alors elle patiente. Elle veut non pas le voir, comme d’habitude en passant devant, non, aujourd’hui, elle ressent une irrésistible envie de plonger son regard dans celui de ce Maître…
C’est alors qu’elle se rappelle cette lettre arrivée tout à l’heure. Elle ouvre son sac, la saisie, l’ouvre délicatement puis lit…
Paris, le 1er décembre 1891.
Ma très chère amie,
(…) Vous ne pouvez imaginer à quel point je fus transi d’émotion, (jusqu’aux larmes ! et je suis fort aise de vous l’avouer car vous me comprenez) lorsque je m’arrêtai devant le portrait de Jean-François Champollion qui se trouve dans le musée égyptien du Louvre qu’il créa de toutes pièces à la force de son génie. J’étais en quasi « extase » devant notre Maître à tous. Ce tableau de Léon Cogniet, « idéalisé » quelque peu, certes, fait rejaillir toute la puissance, toute la sérénité, toute la beauté de celui-ci. À dire vrai, je ne l’imaginai point autrement. Un véritable portrait de « Pharaon » !
Sa mission accomplie, le père de l’égyptologie, figé dans son vernis me regardait… Et il me semblait l’entendre m’instruire…
Une idée triste vînt alors noircir mon âme… Qui était-il donc, ce monstre sacré que le monde paraissait avoir oublié ?
Voyez-vous mon amie, nous honorons un maître – mais malheureusement nous ne connaissons rien de l’homme.
Votre ami de cœur, Wilhelm Spiegelberg.
Mise en garde ; Cette lettre ci-dessus n’est que pure fiction, née de mon imagination grâce aux éléments épars qu’en donne Hermine. Seul « nous honorons un maître - mais malheureusement nous ne connaissons rien de l’homme » est « historique ». P. K.
Au même instant, Hermine entendit derrière elle :
Nous lui devons réparation, car son centième anniversaire- est passé inaperçu l’année dernière. J’ai expressément insisté sur ce fait il n’y a pas longtemps lors d’une conférence.
À ces mots Hermine se retourna. L’homme qui parlait ainsi dans son dos, alors qu’elle se trouvait face à une copie de ce même portrait de Jean-François Champollion n’était autre que Georg Steindorff, Docteur en égyptologie, assistant du grand égyptologue Adolf Erman et qui devint titulaire de la chaire d’égyptologie de Leipzig en 1893.
-C’est à cet instant que je pris une décision fulgurante. Une heure plus tard, je me mis au travail à la bibliothèque royale, et le 22 et 23 décembre, comme un hommage tardif, paru mon essai dans l’édition du soir de la Norddeutsche Allegemeine Zeitung.
Hermine Hartleben
Articles écrits par Hermine Hartleben qu’elle signa de son pseudonyme
Theodor Harten. Lire la traduction en annexe.
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