- LES LARMES DU THÉÂTRE ITALIEN -
Mars 1832…
La splendide salle Favart sommeille paisiblement bien à l’abri dans ses murs imposants.
La fraiche humidité d’une nuit « marsienne » alliée à la pleine lune lui donne un air « supérieur » au milieu de cette place parisienne.
Inaugurée en 1783 par la Reine Marie-Antoinette, elle donne asile au théâtre et aux chants venus d’Italie où une cantatrice prénommée « Angelica », déjà, y donnait de la voix.
Mais ce soir, le silence « d’or » entre ses murs que nul acteur, nul spectateur, nul fantôme ne vient troubler.
Le vent froid d’hiver, comme une petite bise, sifflotait de temps à autre se faufilant entre les garde-corps forgés de fer des balcons lorsque soudain… Un hurlement d’effroi retentit…
Un gémissement épouvantable, une plainte horrible … D’où cela peut-il bien venir ? Un homme ? Une femme ? Une bête ? D’ailleurs, cela vient-il de chez moi ? À moins que cela ne soit un mauvais rêve, un cauchemar…
Elle inspecte alors son « intérieur », inquiète, puis se rassure vite.
Rien d’anormal à l’orchestre, rien au parterre, rien à la mezzanine, non plus à la corbeille, silence aux loges, aux balcons. Rien, absolument rien…
Mon Dieu mais qu’était-ce donc que cela ? Quel cri affreux… La salle du répertoire comique reste tendue, à l’affût du moindre son, du moindre bruit.
J’y pense, et dehors ?
Pas âme qui vive aux alentours, juste la brume, le vent… Si ce n’est…
Si ce n’est les habituelles lumières et l’ombre furtive du troisième étage au bout de la rue Favart.
-Bah… Un mauvais rêve sans doute… Dormez bonnes gens, il est 3 heures et le théâtre veille sur vous…
Cela fait presque deux ans maintenant que ce somptueux opéra s’est familiarisé aux veilles nocturnes de ce « Monsieur ».
Un grand bonhomme d’après les bruits qui courent dans le quartier, le gratin du gratin, un déchiffreur de quelque chose, une écriture ancienne, d’Égypte je crois… Oui voilà, ça me revient, les hiéroglyphes, c’est ça, l’Égypte, le déchiffreur des hiéroglyphes égyptiens… Il doit être rudement calé… « Questo uomo è un vecchio egiziano (cet homme est un vieil égyptien)!
La salle est toute à ses pensées… Elle songe à ce Monsieur et à sa jolie petite fille…
- Qu’ils sont drôles tous les deux lorsqu’ils jouent à cache-cache autour de moi, « il bel cantante italiano » (le beau chanteur italien) comme ils me surnomment…
- Allez mon papa chéri, fermez les yeux et comptez jusqu’à dix ! Et ne tri-chez-pas !
La belle enfant court se blottir contre mes murs, contre moi…
J’entends alors au milieu de ses cris et de ses rires son petit cœur tendre battre à pleine vie… Il va si fort, il est si doux… Toute la tendresse du monde se trouve là, sur leurs beaux visages… Je voudrais que le temps s’arrête, se fige, puis qu’on les peigne et qu’on accroche le tableau tout de suite au centre du plus beau de mes murs pour que je puisse les regarder, les sentir et les entendre toute leur vie, toute ma vie…
Je l’écoute, lorsqu’il prend sa « petite fleur d’Orient » sur ses genoux pour lui conter des histoires anciennes de déserts, de Reines et de Rois, de temples et de pyramides, d’obélisques… Moi aussi je voyage !
Ils filent vers le delta du Nil et vont jusqu’aux cataractes d’Abousir, passent d’un palais à un temple, se perdent dans la forêt de colonnes de Thèbes… Qu’ils sont attendrissants… Grand Dieu que je les aime ces deux là…
Lorsqu’ils flânent sur la place des Italiens devant ma porte, elle lui dit toujours : -Allons petit papa chéri, que vous marchez doucement… Courez, attrapez- moi ! » Je vois alors cet homme un peu voûté, empâté, vieilli avant l’âge, tenter en vain de rattraper son « p’tit chameau »… Ils crient, ils rient…
Le monument s’était assoupi… Il se réveille de nouveau terrifié…
Quelque chose ne va pas… Il n’est pas bien… Il écoute, se concentre… Quelque chose cloche…
Il manque je ne sais quoi au silence… Il manque quelque chose au silen… Oui, c’est ça ! Ça y est, j’y suis, je n’entends plus la grande horloge égyptienne…
Instantanément il se crispe, se raidit… - Ce tic-tac sur lequel depuis deux ans je règle les battements de mon cœur, c’est bien ça, je ne le perçois plus…
Le théâtre comprend…
- Mon Dieu, ce n’est pas possible, ne me dites pas que… Non pas ça ! Pas ça ! L’immeuble dans son entier vibre, tremble… Ne me dites pas que l’on est venu arrêter le temps de cet homme! Ce n’est pas possible, pas ça ! Pas lui !
- C’était donc cela le cri tout à l’heure?
Toutes les ouvertures du théâtre, figées d’effroi fixe d’un même regard hébété le troisième étage du numéro 4.
- Il s’y passe quelque chose d’anormal… Toutes les fenêtres sont éclairées et je n’avais pas remarqué tous ces va-et-vient… Cela ne s’est jamais passé ainsi… Mon Dieu mais que se passe t-il ? Que se passe t-il donc ?
C'est donc cela... La fin du dernier acte… Déjà… Il réclamait encore un peu de temps, deux années… Rien ne lui fut accordé. Ni un an, ni un mois, ni un jour, ni une heure, pas même une minute…
Les quarante-huit heures suivantes me firent oublier le temps, la vie.
J’étais devenu une nature morte. Le catafalque, fier emblème de la mort et du néant, avait pris place, tendu au-dessus de l’entrée, solide et fidèle au malheur.
Proches, amis, personnalités, badauds, ce ne fut qu’un défilé incertain d’habits noirs, un flux et reflux d’âmes errantes, hagardes, un sombre ruisseau qui dans l’inconnu se hasarde.
Moi, le théâtre « comique », je n’ai jamais autant haï mon nom qu’en ces jours funestes.
Depuis l’époque de ma construction entreprise sous le règne du Roi Louis XIV, je ne connus qu’euphorie, ravissement, enchantement… Maintenant, je connais l’anéantissement.
N’y aurait-il point de bonheur sans malheur sur cette fichue Terre ?
Dimanche 6 mars 1832… Jour du mardi-gras, 4 heures du matin…
Deux jours entiers à pleurer… Ce matin, j’aurais tellement voulu que quelques dernières larmes ruissellent dans ma rue Favart, qu’elles soient un peu du Nil pour accompagner sa barque solaire… Mais non, point de crue, point d’eau… Je suis sec, tari, je voudrais fuir… Aurai-je encore un peu de force pour le voir passer une ultime fois ?
J’ai peur de m’effondrer… Pourquoi en est-il ainsi ?
Un vent chaud tourbillonne depuis peu dans les alentours… Il virevolte en semant du sable couleur or.
Dimanche 6 mars 1832… Jour du mardi-gras, 8 heures du matin…
La clarté a grand-peine à se montrer. Le temps est brumeux, grincheux. Je suis du regard un corbillard à cheval qui vient du boulevard des Italiens et qui avance lentement le long de mon mur.
Le conducteur à pieds fait faire demi-tour au cheval et se range sur le côté entre les numéros 4 et 6 de la rue. Il y a beaucoup de monde. Le catafalque manque de se décrocher car le vent a quelque peu forcit et donne des assauts furieux… Lui aussi refuse ce sort ?
La foule s’écarte. Six personnes apparaissent sous le porche portant chacune sur une épaule la lourde tristesse d’un monde. Ils déposent un peu maladroitement sur le corbillard le sombre sarcophage et le recouvrent d’une étoffe noire brodée de fil blanc.
Un homme que je ne reconnais pas tout de suite se place juste derrière le convoi.
Une petite fille suit à deux pas derrière, au milieu de deux dames qui lui donnent la main.
Le silence… Plus rien n’existe… Ni élément, ni homme, ni bête…
Le cortège démarre. Il longe mon mur en sens inverse. Je ne reconnais pas immédiatement l’homme qui se tient seul en avant. C’est le frère du charmant
Monsieur. Il a le visage déformé par la douleur. Il pleure… la petite derrière lui est sa nièce, la petite Zoraïde… Mon Dieu… Elle non plus je ne l’ai pas reconnue.
Son chagrin a ravagé sa jolie petite frimousse… Elle fixe son papa qui dort devant elle.
Des mots de colère jaillissent de sa bouche…
- Papa, pourquoi partez-vous ? Pourquoi me laissez-vous encore ? Pour votre Égypte ? Je veux venir avec vous!
Le corbillard s’arrête. Ce frère, cet aîné qui aura été tour à tour le parrain, le père, l’ami, le professeur puis l’élève de son cher cadet, aujourd’hui veuf, prend sa nièce dans ses bras un long moment… Il lui parle à l’oreille, l’embrasse, la serre contre lui un long moment puis la repose à terre, essuie les larmes sur ce visage meurtri, lui caresse les cheveux. Les dames en noir la câline un peu aussi, puis doucement le cortège reprend la route vers la division 18 du Père Lachaise, sa dernière demeure, celle de l’éternité.
Elle est à moins de trois mètres de moi. Le regard de cette petite fille est stupéfiant…
Elle fixe le cercueil, elle paraît maintenant calme, apaisée. Elle vient d’entendre son papa chéri…
Oui, elle l’a entendue et il l’a rassurée. Tu as raison ma petite fleur, c’est encore mon Égypte… Elle est ma Mère comme je suis ton père, un jour tu comprendras. J’attends désormais que toi aussi tu viennes… Mais pas tout de suite... Vis d’abord ta vie, pense à moi de temps en temps… L’Égypte et moi t’attendrons. Tu sais, sur Terre, pour nous autres, il y a la vie puis le ciel… Là où je m’apprête à me rendre, la véritable vie commence au ciel… Les jours, les heures, les minutes n’existent pas… Seul l’amour compte… Et comme mon amour c’est toi, et qu’au ciel l’amour est Roi, alors, tu seras ma Reine…
Jean-François Champollion et Joseph Fourier, selon leurs vœux, seront réunis, maintenant voisins dans leur dernière demeure.
Vous, passants, si vous rencontré au début de l’allée 18 au cimetière du Père Lachaise un tourbillon venteux de sable doré, alors vous saurez que c’est le signe qu’ils sont là, au travail, l’ancien Préfet de l’Isère, Joseph Fourier, savant vétéran de la campagne d’Égypte du général Bonaparte, et, celui que l’humanité toute entière attendait, Jean-François Champollion, ce génie digne de Pharaon. En nous emmenant avec lui sur l’échelle des siècles, nous nous sommes retrouvés loin très loin de notre civilisation, au-delà de 5000 ans, lorsque certains signes existaient, pour indiquer un titre, un nom, une quantité, une marchandise mais n’appartenaient pas encore au système de ce que nous nommons « écriture »…
Il est à lui seul une lettre, un mot, une phrase, un chapitre, un livre…